Conscient de la complexité de la nutrition entérale chez les enfants et de son sevrage, le Cercle “de la main à la bouche” a été créé en 2019, sous l’impulsion du comité scientifique de l’Association Française des Pneumopathies Interstitielles de l’Enfant (AFPIE). Après le succès du premier colloque, en janvier 2020, l’AFPIE a organisé son 2ème colloque, qui s’est tenu le 1er avril au centre hospitalier intercommunal de Créteil (Centre de référence constitutif des maladies respiratoires rares de l’enfant, RespiRare), en mettant en lumière le parcours vers un sevrage réussi de ce mode alimentaire.
Le programme de la journée fut construit autour des préoccupations et des questions les plus exprimées de la part des parents. En matinée, l’édition 2023 a fait intervenir le Dr Karine Garcette, gastro-entérologue, Mme Catherine Bourron, diététicienne et Mme Catherine Senez, orthophoniste, et l’animation du Pr Nadia Nathan (pneumopédiatre, centre de référence coordonnateur des maladies respiratoires rares de l’enfant – RespiRrare, hôpital Trousseau AP-HP). L’après-midi était, elle, consacrée aux témoignages de parents, leurs expériences vers le sevrage de leur enfant, sous la modération du Dr Céline Delestrain (pneumopédiatre, CHI Créteil).
Plus de 70 parents et soignants ont répondu à l’invitation en présentiel et en distanciel. En ouverture, Mme Yaëlle Castellana, présidente de l’AFPIE, a expliqué le contexte de la création du Cercle “de la main à la bouche” et son objectif de faire se rencontrer des familles, des médecins et des paramédicaux, autour de la nutrition entérale et son sevrage. En effet, « la prise en charge pluridisciplinaire est essentielle, tout comme l’intendance, l’écoute et le travail d’équipe autour et avec la famille ». Elle a profité de cette journée pour mettre en lumière l’association cœur-couleur qui concerne la sarcoïdose (ACC) ainsi que l’association Léon, la tête dans les étoiles, qui œuvre pour adoucir le quotidien des enfants porteurs de nutrition artificielle.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, la Dr Karine Garcette (hôpital Armand Trousseau, Paris) est revenue sur la nutrition entérale, qui consiste à administrer directement dans le tube digestif (au niveau de l’estomac ou de l’intestin proximal), par l’intermédiaire d’une sonde, une solution nutritive liquide équilibrée, chez des patients pour qui l’alimentation est insuffisante ou impossible (c’est-à-dire lorsqu’il y’a une contre-indication à l’alimentation orale). Elle permet de maintenir une croissance et un état nutritionnel satisfaisants, et parfois de traiter la pathologie préexistante. Grâce à la sonde, la prise des médicaments délivrés par cette voie est également facilitée. Elle peut être administrée de façon séquentielle (nocturne ou diurne) ou de façon continue sur 24h. Sa durée varie selon la nature et l’évolution de la pathologie de l’enfant. « Ainsi le choix du médecin à poser une sonde nasogastrique est fait devant la nécessité de la prise en charge thérapeutique et le bon état de santé de l’enfant » insiste la gastro-entérologue.
Lorsque la nutrition entérale est prolongée, le retour à une alimentation orale exclusive peut s’avérer très difficile. En effet, l’alimentation est bien plus qu’un apport d’énergie et de nutriments. Boire et manger, c’est aussi savourer et déguster. Pour se faire plaisir en mangeant, la perception des cinq sens (le goût, l’odorat, la vue, le toucher et l’ouïe) est très importante.
La bouche a une dimension multisensorielle permettant la coordination entre la capture (mise en bouche des aliments) et l’exploration (traitement des aliments, lien entre les aspects qualitatifs et spatiaux) permettant une alimentation fractionnée et la création d’une contenance. La bouche est donc le siège de la construction de nombreux domaines psychomoteurs. Par ailleurs, « partager un repas » implique des notions d’attachement et d’interactions entre les parents et l’enfant. Or, la nutrition entérale sollicite moins la participation des parents et la fonction maternelle nourricière amenant à un style interactif appauvri avec des parents qui peinent à reconnaître les signaux de leur enfant. Il est évident que les interactions sont essentielles pour l’enfant et participent aux expériences positives de la sphère orale où l’alimentation est perçue comme un moment de bien-être.
Quelle que soit la maladie nécessitant la nutrition entérale, les répercussions sur le développement psycho-affectif, relationnel et sensori-moteur sont à prévenir, et à prendre en charge dès que possible.
La préparation au sevrage est essentielle, elle implique :
- La prévention des difficultés alimentaires
- Le maintien d’un bon état nutritionnel et une croissance satisfaisante. Les apports sont adaptés selon l’évolution, l’âge et la croissance de l’enfant. « L’accompagnement d’un enfant au sevrage et de sa famille, doit idéalement être réalisé par une équipe multidisciplinaire regroupant des professionnels médicaux (médecins) et paramédicaux (diététiciens) » insiste la spécialiste.
- Le soutien de l’enfant et de la famille en favorisant le plaisir de l’alimentation et la qualité de vie.
Prévention des troubles alimentaires et sensoriels
La prévention des troubles alimentaires et sensoriels est très importante. Elle est différente selon la maladie ou l’âge de l’enfant (à la mise en place de la nutrition entérale), c’est-à-dire dès la naissance ou dans les premières semaines de vie, après la diversification alimentaire ou chez le grand enfant. Dans cette prévention, le soutien de l’enfant et de sa famille doit être mis en place dès l’hospitalisation, en offrant un environnement calme, propice aux explorations et aux interactions. Il est essentiel de respecter le rythme de l’enfant et de l’accompagner par la parole, le regard et un soutien corporel autant que possible. Les soins doivent être adaptés, en limitant les stimulations sensorielles négatives (surtout au niveau de la sphère oro-faciale : pose de sondes nasogastriques, pansements, aspirations, soins de bouche, etc.).
Lors du repas, l’installation ou la posture de l’enfant doit favoriser l’activité spontanée (exploration de la sphère orale) et la mise en place de la coordination sensori-motrice (telles que la coordination main-œil, main-bouche), ainsi que les interactions avec l’entourage et l’environnement (échanges, éveil, sociabilité, etc.). Afin d’améliorer la respiration et la déglutition, la station assise peut être proposée dès que possible.
Concernant les expériences sensori-motrices, le Dr Garcette livre quelques conseils :
- Encourager la motricité spontanée (soutien postural dans le lit, tapis d’éveil, jouets accessibles).
- Maintien (si possible) des apports oraux alimentaires
- Proposer régulièrement des expériences sensorielles variées, adaptées au rythme de l’enfant, à sa fatigue et à ses réactions de bien-être ou de défenses : tactiles, visuelles, auditives, gustatives, olfactives, vestibulaires, etc.
S’ils sont déjà présents, les troubles sensori-moteurs doivent être pris en charge grâce à des programmes de sollicitation ou de réduction de l’irritabilité sensorielle (via un travail de désensibilisation globale du corps pour arriver jusqu’à la bouche). Quelques exemples :
- La thérapie Food Chaining© comporte un programme individualisé qui vise le développement du répertoire alimentaire de l’enfant.
- L’approche SOS « the Sequential Oral Sensory Approach to Feeding », basée sur le jeu, a pour objectif de favoriser la diversification alimentaire et l’augmentation des volumes ingérés par l’enfant.
- L’approche Positive Eating Program se base sur l’exploration sensorielle des aliments et la découverte de leurs propriétés physiques, de manière ludique. Les objectifs de cette thérapie sont d’augmenter les connaissances de l’enfant sur la nourriture et de diminuer son anxiété face aux nouveaux aliments.
- L’approche, the Messy Play Therapy (MPT) cible la familiarisation de l’enfant avec les textures et odeurs des aliments. Elle consiste en une désensibilisation au toucher, par la manipulation de textures non-alimentaires, puis alimentaires.
Les équipes multidisciplinaires, peuvent combiner ces différents programmes de thérapies sensorielles alimentaires. Important, le soutien des parents est indispensable dans la préparation au sevrage.
La reprise de l’alimentation orale
La reprise de l’alimentation orale peut se faire au biberon en adaptant la tétine à l’enfant, ou à la cuillère (taille adaptée), en le laissant toucher les aliments, et en ajustant leur texture. La spécialiste conseille de ne pas forcer l’enfant et de s’adapter aux réactions de défense.
La méthode de sevrage de la sonde peut être progressive (en réduisant progressivement les apports sur plusieurs semaines) ou brutale pour induire la faim et stimuler l’appétit. Le plus souvent, la nutrition entérale est diminuée d’environ 10 à 35 % des apports caloriques, en la réduisant la nuit, ou le nombre de bolus.
Où réaliser le sevrage ?
Le sevrage en ambulatoire est le plus souvent envisagé en première intention. En cas d’échec en ambulatoire, le sevrage est réalisé en hospitalisation avec une équipe multidisciplinaire. En France, des centres pour aide au sevrage de la nutrition entérale (SSR), proposent depuis quelques années, une offre en structure de moyen séjour, et ont formalisé des protocoles de sevrage selon des modalités d’accueil variables.
La surveillance médicale en consultation consiste à mesurer l’état d’hydratation et les paramètres anthropométriques (poids, taille, IMC). Plus la diminution de la nutrition entérale est rapide, plus la surveillance pondérale doit être rapprochée.
« Une perte maximale de 10 % du poids du corps peut être tolérée et doit être acceptée par les parents. Elle peut perdurer jusqu’à 3 à 4 semaines et le gain de poids peut être retardé jusqu’à 4 – 5 mois. Le suivi clinique par le médecin référent du sevrage doit être poursuivi au moins deux ans après l’arrêt de la nutrition entérale » rapporte la spécialiste.
Il y a peu d’études comparatives sur l’efficacité des méthodes de sevrage. Pour un même enfant, il faut « savoir changer de méthodes de sevrage, et prendre le temps. Une méthode peut être efficace chez un enfant et pas pour un autre y compris pour la même pathologie (en raison des difficultés sensori-motrices, le retentissement psychologique, etc. ) ». Le Dr Garcette conclut sa présentation par l’importance de l’accompagnement de l’enfant et de sa famille par une équipe éducative : médecin, diététicien, infirmière, orthophoniste, psychologue, psychomotricien, etc. vers un sevrage réussi.
Du point de vue de la diététicienne Mme Catherine Bourron (CMSEA Paris), ce qu’implique le sevrage :
- Une bonne connaissance des besoins nutritionnels en quantité et en qualité afin de ne pas remettre en cause la croissance ;
- Une aide par des professionnels spécialisés ;
- Se laisser du temps dans la progression des prises alimentaires.
La prise en charge nutritionnelle comprend à la fois :
- La couverture des besoins nutritionnels ;
- La découverte sensorielle et gustative, qui se fait de façon transverse.
D’après la spécialiste, les apports alimentaires journaliers recommandés pour un enfant de un an sont en moyenne de 1000 kcal. Pour un enfant du même âge avec une maladie pulmonaire, les apports alimentaires journaliers seront majorés de 25 à 50 % en lien avec le niveau de surconsommation (lié à la maladie), soit 1250 à 1500 kcal par jour. La majoration des apports en lipides améliore la prise de poids.
Afin d’anticiper le sevrage chez un enfant sous nutrition entérale, il est important de modifier la composition d’une ou plusieurs prises et de proposer des activités autour de la sensorialité.
Il est proposé de remplacer le mélange industriel par une association d’aliments riches comme le lait infantile, la viande, les poissons, les pommes de terre, les légumes, les huiles variées, les fruits, etc. Cela permet de préparer à une alimentation par la bouche en particulier pour créer le lien entre l’aliment et les récepteurs du goût.
Les conditions nécessaires pour la composition du mélange artisanal sont :
- Enrichir le mélange et garder une texture correcte
- Augmenter la valeur énergétique et nutritionnelle sans augmenter le volume de la prise
- Respecter quelques règles d’hygiène
Le remplacement du produit industriel pour sonde modifie de façon importante les apports nutritionnels de la journée. Parmi les solutions possibles pour enrichir un repas, l’ajout :
- 1 à 2 doses de lait infantile en poudre
- 1 à 2 doses cuillère à café d’huile
- Des céréales infantiles et/ou de la dextrine maltose et/ou des féculents variés.
« 1 cuillère à café d’huile = 45 kcal versus 1 cuillère à café de sucre = 20 kcal. L’huile est ainsi plus énergétique et sa supplémentation ne modifie pas pour autant la texture » rapporte l’experte.
Concernant la texture, l’utilisation d’un blender ou mixeur puissant permet de réaliser des purées avec différents niveaux de fluidité possibles. Par exemple, pour un mélange fluide, il faut un mixage « puissant » de la viande (sans fibres), en limitant la quantité de féculents. Point de vigilance sur le niveau de cuisson des aliments, en limitant le temps d’attente des préparations mixées.
La diététicienne donne un exemple (voir ci-dessus) d’un mélange salé : type purée fluide avec viande où il est nécessaire d’ajouter 2 doses de lait de croissance pour compléter les apports nutritionnels.
De surcroît, la préparation au sevrage requiert la découverte sensorielle et gustative. Ainsi, penser à faire participer à la fabrication du repas, aux aliments qui ont du goût fort ; utiliser des épices telles que la cannelle, la vanille ou le chocolat ; penser à utiliser des activités transverses comme les jeux, aller au marché pour être exposé aux odeurs et à la vue des aliments.
Arrivée dans le Centre d’action Médico-Sociale Précoce (C.A.M.S.P.) polyvalent de l’hôpital d’enfants de la Timone à Marseille dans les années 1980, Mme Catherine Senez, une orthophoniste de formation se spécialise dans la déglutition et la dysoralité sensorielle (SDS).
La nutrition entérale n’a fait son apparition en pédiatrie qu’au cours des années 1970, lorsque l’on évoque l’intolérance à l’alimentation entérale, c’est souvent des vomissements associés.
Comparativement à un nouveau-né, qui suit un rythme tétée/éveil/sommeil, les enfants sous nutrition entérale sont privés de stimulation plurisensorielle, engendrant une hypersensibilité. Les connaissances en physiologie montrent que cette hypersensibilité résulte d’une hyper excitabilité des mécano et chimio récepteurs du goût et de l’odorat que l’on résume ainsi :
- Une sensorialité normale est facteur d’appétit ;
- Une sensorialité exacerbée va avoir l’effet inverse.
« Le refus de manger n’est pas un comportement de l’enfant, il ne s’oppose pas à ses parents, et une mère angoissée n’y est pour rien. Il a une sensibilité exacerbée, qui provoque une aversion à tout aliment, pénétrant dans la bouche. Seule une désensibilisation par habituation encore appelée adaptation peut l’aider » rapporte l’orthophoniste. En effet, la réponse post-synaptique s’atténue au fil des stimuli constants et répétés provenant des afférences.
« Plus nous sommes coupés d’odeurs, plus nous sommes réactifs ou sensibles à cette odeur méconnue ». Par exemple, pour palier à l’hypersensibilité et refus de l’eau dès qu’elle est aromatisée, l’experte propose de rincer la tubulure de la sonde avec une eau aromatisée (à l’extrait naturel de vanille), pendant 10 jours. Du fait de la présence de bourgeons du goût dans l’estomac et le duodénum, l’enfant pourra accepter ce goût oralement (12 gouttes pour 10 mL). Ainsi, tous les 8 jours, il est possible de varier l’arôme (pomme, banane, carottes, etc.) ce qui fera qu’en 1 mois, l’enfant s’habituera à 4 ou 5 goûts différents (mélangés à un fromage blanc par exemple). « Tous les enfants nourris par sonde doivent être désensibilisés, avec l’aide d’une orthophoniste formée » insiste Mme Senez.
Pourquoi les enfants vomissent-ils ?
La déglutition et la digestion sont des réactions en chaîne. Le travail digestif commence par la bouche « réflexe pharyngo-laryngo-œsophagien ». Ce réflexe déclenche la fermeture du pylore (ouvert au repos) pour permettre le brassage, l’imprégnation des aliments par les sucs gastriques, avant l’arrivée dans l’intestin. Si ce réflexe n’a pas lieu (sonde, bouton dans l’estomac), le pylore demeure ouvert ; les nutriments vont donc passer trop vite et à la mauvaise température, induisant des douleurs, nausées et vomissements.
Pour restaurer la réaction en chaîne, il faut stimuler la déglutition au début et pendant le branchement de la nutrition entérale, avec différentes méthodes : tétine, cuillère ou doigt, solution sucrée (glucosée), crème vanillée, etc. « Ne jamais forcer est la consigne la plus importante ».
Le sevrage réussi ?
Mme Senez définit le sevrage réussi avec les critères ci-dessous :
- Plus de sonde
- Trois à quatre repas/jour selon l’âge
- Pris en 5/10 minutes
- Pas de forçage
- Courbe de poids sans cassure
- Repas variés avec les 7 familles d’aliments
« Un dernier conseil aux parents, pressés d’en finir avec la gastrostomie : ne pas la retirer trop vite ! car le danger est de tomber dans le forcing alimentaire avec des temps de repas très longs pour des prises alimentaires insuffisantes et les risques d’une régression rapide » conclut l’orthophoniste.
Durant l’après-midi, une large place a été donnée aux échanges, questions/réponses et partages d’expériences. Les parents ont présenté leur vécu sur le choix de la nutrition entérale, le sevrage et les différentes méthodes employées. Un fort ressenti d’unité dans le combat contre les difficultés de sevrage a été exprimé par les participants.
Mme Yaëlle Castellana revient sur les actions menées sur le territoire par l’AFPIE, afin d’aiguiller les familles pour mieux répondre à leurs besoins. Elle rappelle que le dialogue entre les parents, les professionnels est primordial afin de trouver ensemble les solutions adaptées à la situation de chaque enfant.
RespiFIL remercie l’AFPIE pour l’invitation et son accueil à cette journée !